C’est parfois tellement le bordel dans ma tête qu’on dirait une coloc d’étudiants. Voyez plutôt…

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Prélude : Féministe étant le personnage le plus revendicatif de mon esprit, iel a exigé que ce petit conte philosophico-introspectif soit rédigé en langage inclusif, d’où l’usage de pronoms (iel, elleux, cellui, celleux, lea, …) qui dépassent l’opposition masculin-féminin. Chrétien s’excuse du désagrément ; Geek quant à ellui ne sait qu’en penser. Bonne promenade dans un coin de mon cerveau !

Geek marche d’un pas vif, ruminant son anxiété ; iel ne sait pas si sa personnalité va plaire à ses éventuels futurs coloc’… La rencontre a eu lieu deux semaines plus tôt, lors de la visite de l’appartement, pour lequel iel a manifesté son intérêt. Enfin, iel arrive au bar où l’entretien aura lieu, et cherche fébrilement du regard s’iel les trouve. Deux personnes attablées lui font signe, iel serait plutôt tenté de rebrousser chemin mais avance tout de même, et s’assoit en face d’elleux. 

« On dirait un entretien d’embauche, raille-t-iel intérieurement, quel cérémonial pour une pauvre chambre dans une coloc’ d’étudiants… »

– Sympa le t-shirt Dark Vador, lance Féministe, qu’iel n’avait pas rencontré lors de la visite, en guise de bienvenue.
– Merci, fait Geek en y jetant un oeil – iel l’avait enfilé au réveil sans y prêter attention, vu qu’iel était déjà à la bourre. C’est vrai qu’il est sympa.
– On t’a attendu pour commander à boire, intervient Chrétien, le ton affable et le sourire satisfait de cellui qui fait une bonne action.

Un serveur passe, et prend les commandes :

– Une bière, fait Geek.
– Une ambrée artisanale, fait Féministe.
– Un thé vert, s’il-vous-plaît, fait Chrétien. Je travaille tôt demain.

Tandis que les deux compères s’entretiennent à voix basse tout en sortant et agençant de la paperasse, Geek les observe : Féministe s’exprime avec vivacité, de grands gestes accompagnant ses propos ; un côté de son crâne est rasé, son pull est barré d’un slogan revendicateur ; son assurance l’impressionne. Chrétien quant à ellui, parait plus calme, plus maîtrisé ; l’attention qu’iel met à écouter Féministe est très intense, quoique non dénuée d’une certaine distance, que Geek ne parvient pas à définir.

– Bien, commençons, déclare finalement Chrétien. Les présentations d’abord, pour voir si nous pouvons nous entendre tous les trois. Je t’en prie, vas-y.

Iel fait signe à Féministe, qui se lance :

– C’est ni mon âge ni mon sexe qui me définissent alors… J’aime sortir danser, boire des verres en terrasse, ramener des gens dans mon lit – t’inquiète, ma chambre est bien isolée. Je suis militante dans une association lgbtqia+ et une autre, dans l’écologie. La liberté en matière de cul et la planète sont mes deux passions.

– Quant à moi, reprend Chrétien, j’étudie la théologie. J’aime rester tranquille, lire, jouer de la flûte. Et c’est très important pour moi que chacun respecte quelques règles et fasse sa part dans la colocation. J’ai d’ailleurs établi un tableau des tâches très efficace, ne reste plus qu’à s’y tenir…

Iel siffle cette dernière phrase en coulant un regard significatif à Féministe, qui balaye le sous-entendu d’un sourire railleur. Un silence s’installe. Geek, mal à l’aise, sirote lentement sa bière, afin de se donner une contenance.

– Et toi ?
– Ah ! Euh…ben… moi j’aime bien les jeux-vidéos. Et j’écris aussi. Enfin… un peu. Pis je m’intéresse à l’astronomie. Et … en fait, chuis du genre tranquille, j’embête pas les gens. J’fais ce qu’il faut faire, du moment qu’on me laisse vivre ma vie.
– D’accord, d’accord… fait Chrétien avec un sourire avenant. A présent, j’aimerais – nous aimerions savoir pourquoi tu envisages d’habiter avec nous.

Geek en reste un instant sans voix : quelle question à la con… a priori iel ne veut pas spécialement habiter avec elleux, il veut juste une chambre. Mais iel ne veut pas la voir lui passer sous le nez, alors iel répond des banalités sur l’emplacement, sur les transports, sur le fait que Féministe et Chrétien ont l’air sympa, … Et en disant ces choses, iel se rend compte qu’iel les pense vraiment. Iel les trouve sympas, un peu barges chacun·e dans son genre, mais sympas. En fait, il aurait presque envie d’habiter avec elleux. Mais iel n’en dit rien, iel ne saurait pas trop comment. Et alors que la discussion s’éloigne lentement du potentiel aménagement pour dériver sur de vrais échanges, qui coulent avec une facilité déconcertante, Geek songe qu’avec des colocs pareils, iel serait plutôt dépaysé, et pour le mieux : Féministe pourrait l’aider à mieux appréhender le monde qui l’entoure, à l’aise et engagée comme iel est ; tandis que les réflexions de Chrétiens lui ouvrent des perspectives auxquelles iel n’aurait jamais pensé.

Pourtant, le cours de ses pensées est brusquement interrompu par Féministe qui s’exclame en reposant sa deuxième pinte :

– Bon, c’est pas tout ça, mais je doute encore que nous puissions cohabiter.
– Ah ?

Geek est dérouté, Chrétien semble soudain tout ouïe, un léger sourire aux lèvres.

– Bah oui, reprend-iel en passant une main sur le côté rasé de son crâne, entre Chrétien et moi, c’est déjà pas facile tous les jours, même si on s’y est fait…
– Ah ?

– Oui. Le problème de base, c’est que le Bouquin favori de Chrétien et toute sa tradition sont sexistes et patriarcaux, donc iel est un peu borné et con, suivant quoi. Iel bouge jamais son cul pour les trucs importants, y en a que pour sa petite vie intérieure.

– Tandis que Féministe, rétorque doucement l’intéressé, ne laisse jamais personne en paix. Il faut toujours tout remettre en cause, palabrer pendant des heures, déranger les gens qu’on reçoit en les poussant dans leurs retranchements, en abordant systématiquement les sujets qui fâchent. Je dois dire que c’est fatiguant, à la longue.

Geek a à peine le temps de s’étonner du ton direct, apparemment inhabituel, de Chrétien que Féministe lea prend à parti :

– Et toi, finalement ? Je ne sais pas si accueillir chez nous quelqu’un d’encore différent arrangera les choses. Dans ce que tu racontes, je vois bien que t’es pas très critique par rapport aux jeux et autres média que tu consommes, et ça, c’est un problème. Tu trouves ça légitimes que les guerrières que tu peux incarner soient toutes des bonnasses aux tenues pas appropriées pour un sou, hein ? Bref, je me demande si je pourrai supporter ton inertie. Pareil pour Chrétien, je devine ce qu’iel pense de toi sans oser le formuler, parce qu’au fond, je suis d’accord avec ellui : tu n’as pas – arrête-moi si je me trompe – de valeurs pour te guider, tu ne cherches pas à devenir quelqu’un de meilleur, au service de son prochain.

Chrétien s’agite un peu sur sa chaise, visiblement mal à l’aise de voir Féministe attaquer aussi frontalement Geek en son nom, sans néanmoins intervenir. Geek quant à ellui ne sait plus comment réagir, jusqu’à ce qu’iel remarque le regard de défi, plein d’un amusement féroce, que Féministe porte sur ellui. Ça n’est normalement pas son genre d’insister face à l’adversité, mais la discrète moue d’encouragement que lui lance Chrétien lea confirme dans son intuition : iel est mis à l’épreuve. Iel ferme les yeux pour inspirer profondément, se laissant le temps d’assembler ses idées. Puis iel se lance :

– Je crois… que le tableau n’est pas aussi noir que tu ne le dépeins. Je… je ne vous connais que depuis quelques minutes, mais il me semble que vous vous entendez bien, au fond. Ça se voit tout de suite que… vous êtes complémentaires. Par exemple, si je vous ai bien cernés, je dirais que Chrétien, tu es inspiré par l’énergie que déploie Féministe pour défendre les causes qui lui tiennent à coeur, et que tu pourrais en prendre exemple pour ton propre engagement ; en plus, iel te permet de rester attentif au monde dans lequel tu vis, pour ancrer ta pratique spirituelle dans le présent et remettre en cause les dogmes dépassés et enfermants… Et toi, Féministe… Chrétien peut t’épauler dans tes luttes, car iel t’apprend la patience et la confiance en… quelque chose de plus grand ; iel t’offre un espace d’apaisement lorsque tu es… fatiguée. Pis bon… si j’ai bien suivi, le… boss de Chrétien est un bon modèle de lutte en faveur de ceux que la société oublie, non ?

– Jésus ?
– Ouais, c’est ça.
– Pas faux.

Féministe se fend d’un sourire narquois mais satisfait, et relance :

– Et toi, Geek ? Tu nous amènes quoi, à Chrétien et moi ?

Geek ne parvient pas à retenir un soupir – faut-il bien qu’une force étrange le pousse à vouloir vivre avec ces deux énergumènes… Iel tente de renouveler ses forces en savourant une gorgée de bière, et finit par obtempérer :

– Ben… je crois que tout mon univers, à travers le jeu vidéo, les comics, ou que sais-je encore… peut t’intéresser, Féministe, parce malgré un certain… machisme que je ne nie pas, il y a tout un panel de personnages forts et inspirants, homme, femme ou autre, qui peuvent servir de modèle de… comment on dit… d’empowerment. Et puis… si c’est un terrain de lutte qui t’intéresse, je peux t’initier aux langages, aux codes du milieu, pour que tu puisses y mettre ton empreinte égalitaire.

Féministe hoche la tête, appréciative.

– Et Chrétien… j’espère ne pas te vexer en disant ça… mais je pense que de me côtoyer te permettra d’avoir un langage plus… pertinent… pour partager ce qui te nourrit, et toute la culture de l’imaginaire peut offrir un terrain de réinterprétation pour… euh… l’Evangile, tout ça. Et bon, si vous vous détendiez, vous autres croyants, on pourrait… mettre des consoles dans les églises, montrer que c’est un lieu d’accueil et pas qu’un truc chiant et austère… Enfin… je m’emballe peut-être.

– Non, non, fait Chrétien. Au contraire. Tu m’as plutôt convaincu. Et si vous me permettez un petit parallèle théologique, je dirais que nous sommes à l’image de la Trinité.

Devant la mine éberluée de ses interlocuteurs, iel continue néanmoins avec enthousiasme :

– Oui, tout comme la Trinité est composée des trois personnes divines qui se complètent et forment un tout dynamique et s’enrichissant mutuellement, nous avons la possibilité de former une maisonnée tout aussi dynamique, en dialogue perpétuel, où chacun vient nourrir l’autre et se laisse nourrir par les autres, sans pour autant perdre son individualité ou faire des concessions aliénantes.

– Et c’est toi qui dit ça, réplique Féministe en riant.

Quelques semaines plus tard, Geek emménageait avec ses deux nouveaux colocs.

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