« Nous lisons tous des histoires, regardons des films, des séries, jouons à des jeux qui nous emmènent ailleurs, dans d’autres mondes qui souvent n’existent pas. Nous savons pourtant qu’il ne s’agit pas simplement d’une distraction, une activité qui nous éloignerait de notre vie, de ce qui nous est cher. Au contraire. Une fois le livre fermé, le jeu terminé, les mondes continuent à vivre, les personnages sont encore là, qui nous accompagnent, nous inspirent, habitent nos conversations ou nos rêves. »
Cette citation tirée de la présentation du podcast In Fabula Veritas, dont j’ai la joie de faire partie, dit bien l’importance de la fiction dans la manière dont nous nous construisons en tant que personne ; la fiction fait partie de nous, et les personnages que nous rencontrons peuvent devenir de précieuxes compagne·on·s de route. Grâce aux épreuves, relations et aventures que nous avons vécues à travers elleux, nous avons une empathie et des ressources mentales insoupçonnées pour mener notre vie, des exemples, une ligne de conduite, des valeurs.
L’avantage de la fiction par rapport à l’inspiration IRL, c’est la multiplicité : en effet, on peut vite se retrouver à l’étroit dans les modèles offerts par notre société ou notre entourage. Alors que d’innombrables personnages s’offrent à notre attention dans les livres, les films, les jeux, … et là, il y a fort à parier que l’on trouvera celleux qui nous inspireront, pour quelques jours, quelques années, ou toute une vie.
Fruits Basket (23 tomes publiés entre 1999 et 2007, et deux adaptations animées), c’est une famille dont quelques membres sont possédés par les esprits du zodiaque chinois, à laquelle Tohru va se lier d’abord malgré elle. Entre le lycée et les secrets de famille, c’est toute une palette de personnages qui vivent, tentent de trouver leur place, de faire face au passé et au futur, de se construire. Si au début, le ton est assez léger, et l’univers doux et drôle, l’histoire s’approfondit rapidement, soulevant des thématiques parfois graves (harcèlement, abandon, maltraitance, …). Les personnages sont multidimensionnels, avec des qualités et des failles qui les rendent totalement humains et attachants. D’ailleurs, le trait de l’autrice Natsuki Takaya rend à merveille les expressions et sentiments même les plus subtils des protagonistes ; et, fait rare, les personnages vieillissent au fur et à mesure des tomes, et n’ont plus la même tête à dix-huit ans qu’à seize ans. Bon, le manga n’est pas parfait non plus, hein : un côté terrrrriblement hétérocentré (et essentialiste en terme de genre, au passage), ainsi qu’une vague transphobie modèrent mon adoration pour cette oeuvre.
Tohru quant à elle est une adolescente gaie et déterminée, qui fait preuve envers quiconque d’une empathie hors du commun ; ceci est en partie dû au fait qu’elle s’évite ainsi de faire face à ses propres peurs – en partie seulement. Le récit suit son évolution, tandis qu’elle comprend de mieux en mieux la nature de la malédiction que subissent celleux qui sont hanté·e·s par les esprits des animaux, et qu’elle fait petit à petit face à ses propres blessures et sentiments.
Je crois que cela tient avant tout à sa gentillesse. Je sais, dis comme ça, ça n’est pas bien impressionnant… et pourtant. J’ai l’impression que la gentillesse est souvent considérée soit comme une faiblesse, soit comme une manière de cacher quelque chose de louche ; or, je crois qu’il y a là une qualité à redécouvrir. Certes, la gentillesse de Tohru l’amène parfois à se laisser un peu trop marcher dessus (insuportable Hiro…), mais l’amène surtout à déployer toute son énergie pour aider celleux qu’elle aime. La gentillesse, telle que vécue par Tohru, est moteur d’actions et de rencontres.
Ce soir, quand j’enleverai « ce que tu sais », cela va sûrement faire un peu de bruit. Je m’en excuse sincèrement à l’avance.
– J’aimerais savoir pourquoi tu as décidé aussi soudainement de faire ça.
– Aujourd’hui, en regardant Tohru, sa manière de se comporter, j’ai pensé qu’elle pourrait ouvrir son coeur, et qu’elle comprendrait parfaitement la situation. J’ai immédiatement compris que le meilleur moment pour agir, c’était maintenant.
— Tome 6, Kazuma à Shiguré
Cette gentillesse est justement à mettre en lien avec la capacité qu’a Tohru de voir le meilleur de chacun·e : elle accueille toujours à bras ouverts. C’est ce regard bienveillant et persévérant qui va permettre à beaucoup de personnages de faire la paix avec elleux-mêmes. Et ça c’est beau.
Merci d’accepter à chaque fois de m’écouter. Merci d’accepter gentiment toutes mes faiblesses. Moi, je n’ai pas oublié ce souvenir d’un passé lointain. J’ai été très content d’avoir pu te venir en aide quand tu t’étais perdue. On m’a toujours dit que je n’étais qu’un être sans valeur… Mais ce jour-là, à cet instant précis, quelqu’un a eu besoin de moi ! Tu ne pourras jamais savoir combien cela m’a fait plaisir! Tu ne le sait peut-être pas, mais en fait, c’est toi qui m’as sauvé! Tu m’as donné ta gentillesse et de la chaleur humaine, sans aucune retenue. Cette gentillesse inonde encore ma vie. C’est pour cela que je ne serai pas vaincu ! J’irai toujours de l’avant. Maintenant, je peux y croire, avec certitude.
— Tome 10, Yuki à Tohru
Dans un registre plus pragmatique, c’est également le côté bosseur de Tohru qui me donne envie de me dépasser ; contrairement à moi, elle ne rechigne jamais devant la besogne, et cumule sans se plaindre un boulot et ses études, tout en entretenant la maison où elle vit avec d’autres personnages. Et cela va de paire avec son envie farouche d’indépendance : elle ne veut dépendre de personne.
Ainsi, malgré peut-être les apparences, Tohru est pour moi une véritable héroïne féministe, d’une manière tout à fait originale. En effet, elle ne correspond pas au modèle plus répandu de la femme ultra-badass et solide (à la Furiosa, dans Mad Max : Fury Road), encore moins au modèle d’autant plus courant de l’héroïne sexualisée à outrance (ces deux modèles se cumulant souvent, d’ailleurs) ; elle est une force solaire, émotive, maladroite, et très douce. Une force douce : ça, ça m’inspire.
Bon, Tohru a des qualités, ça vous l’aurez compris : gentille, optimiste, déterminée, altruiste, empathique, maternelle, engagée, ouverte d’esprit, rieuse, émotive, travailleuse, etc.
Mais elle n’est pas parfaite pour autant, et tant mieux. Car sans un côté décalé et étrange (qui va révéler cacher des failles bien profondes), ce personnage serait sans aucun doute insupportable, trop lisse, trop kawaï.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais il me semble que si les qualités d'une personne font qu'on l'admire, ce sont ses défauts qui nous touchent. Ça vous fait la même chose, à vous ?
(Attention, légers spoils) Donc, ce qui me touche chez Tohru, ce qui la rend profondément humaine à mes yeux, c’est son étourderie adorable ; sa volonté maladive de vouloir garder vivant en elle le souvenir de sa mère ; son aveuglement (puis son refus) face à ses propres sentiments, quand ils tendent à vouloir prendre le pas sur ceux qu’elle porte à sa mère défunte ; son acharnement à aider les autres pour s’oublier elle-même.
Ce jour-là, quand j’ai quitté l’appartement dans lequel j’avais toujours vécu avec ma mère, je me l’étais promis !! Pourtant, je sens que sa présence disparait peu à peu. Il y a quelques jours, elle était encore à mes côtés, elle était assise, juste devant moi, en train de rire, comme à son habitude. Mais elle s’efface, inexorablement, elle a déjà commencé à s’éloigner de moi. Jusqu’à aujourd’hui, elle était restée à mes côtés… Oui, toujours… mais sans prévenir… C’est justement pour éviter cela que je m’étais juré que je penserais toujours à elle, que quoi qu’il arrive elle serait toujours la première à occuper mes pensées. Je croyais tellement que si je gardais précieusement ce sentiment en moi, sa présence ne s’effacerait jamais de mon coeur. Mes souvenirs, cette promesse que nous nous étions faite « toujours ensemble »… Oui, il fallait à tout prix que j’y croie… sinon j’aurais eu l’impression que ma vie n’avait été qu’un échec. Alors pourquoi ?
— Tome 19, Tohru
Je me sens proche de Tohru aussi parce que le récit la suit de ses seize à dix-huit ans environ, et cette période de la vie me questionne encore beaucoup. J’ai une dizaine d’années de plus qu’elle, à l’heure à laquelle j’écris, mais j’ai encore très souvent l’impression de n’être pas adulte – ou disons : de ne pas savoir comment faire en tant qu’adulte.
Le parcours de Tohru dans Fruits Basket, ainsi que celui de celui des autres personnages centraux, est un chemin qui mène à la maturité. C’est le temps de se détacher des figures d’autorité, bonnes ou mauvaises, pour apprendre à avancer de son propre chef, c’est le temps d’assumer ses sentiments et de prendre des décisions pour l’avenir. De voir Tohru devenir une femme, en passant par le refus, les erreurs, les envies et la peur, ça me fait du bien, et je me dis que je peux y arriver aussi, en tâtonnant tout comme elle.
Qu’on le reconnaisse comme Christ ou non, ça n’a ici pas d’importance, car je crois que les récits que nous avons de sa vie (les Evangiles) sont eux aussi source d’inspiration pour les humains que nous sommes aujourd’hui, qu’il ait été vrai homme et vrai Dieu, ou simple illuminé. Néanmoins, c’est un modèle qui peut sembler écrasant, lointain, inaccessible, et même carrément obsolète.
Pourtant, ce qui m’attire chez Tohru, je le retrouve aussi chez ce Jésus d’il y a deux mille ans.
Il y a d’abord cette ouverture, cet accueil, cette compassion sans borne pour chaque personne rencontrée, et qui va permettre à cette dernière de se sentir comprise, respectée dans tout ce qu’elle est, et aimée comme telle.
Il y a ensuite cette soif de justice, cette envie que toustes soient libres, que chacun·e puisse faire ses propres choix sans être écrasé·e par la peur ou le regard des autres. Et pour Tohru comme pour Jésus, cela implique de bouleverser l’ordre établi, de s’opposer à celleux qui détiennent le pouvoir, bien souvent au détriment de leur propre sécurité.
En vérité, au fond de leur coeur, ils aspirent tous à un avenir rempli de liberté. Alors, si la « malédiction » les empêche de réaliser ce souhait, je vais tout faire pour détruire cette malédiction ! J’ai peur que cela dépasse mes compétences – il est plus facile d’en parler que de réussir à les protéger – mais malgré tout ça, si jamais il existe un espoir de les voir libérés de tout, et qu’ils puissent pleurer à chaudes larmes ou rire à gorge déployée, même si je dois pour ça être sévèrement punie, alors je vais faire disparaitre cette malédiction !
— Tome 11, Tohru
Ces vies au service des autres – bien que pour Tohru il s’agisse aussi d’apprendre à être à l’écoute de ses désirs – montrent que (attention c’est un peu cucul mais c’est très vrai) l’amour vainc tout, surpasse tout. L’amour n’empêche pas les blessures, mais il rend libre. Et si nous pouvons aimer, c’est parce que nous avons reçu cet amour – « Quant à nous, nous aimons, parce que Lui nous a aimé·e·s le premier. » (1 Jean 4, 19).
C’est ce que m’apprend le Christ, tel qu’il nous est présenté dans la Bible. Et c’est ce que m’apprend Tohru qui, sans fondamentalement être une figure christique, me redit ces choses-là dans des mots et un contexte plus actuels : « Aime ton prochain comme toi-même. » (Matthieu 22, 39),
Bref, lisez Fruits Basket.