À un moment clé de leur récit, ils ont incarné le motif du « trickster sacré1 » : une figure qui utilise la ruse, la transgression ou la manipulation non pour le mal, mais au service d’un dessein divin, d’une justice supérieure ou d’une vérité cachée.
C’est dans le cadre de la discussion autour de la triche dans le jeu vidéo (je vous invite à revoir la rediff de cette discussion passionnante !) que j’ai pu aborder cet aspect narratif que l’on retrouve dans la Bible. C’est un aspect qui peut sembler déroutant, déstabilisant et impossible à concevoir si la Bible n’est vue que comme un livre moralisateur et non comme une collection de récits où une question est posée, une réponse est donnée, et s’ensuit l’application de cette dernière.
Pourtant, ces différents récits ont survécu à l’épreuve du temps. Différentes personnes se sont efforcées de transmettre oralement, génération après génération, ces histoires qui sont entre nos mains, aujourd’hui, en 2025, où j’écris ces quelques paragraphes avec l’urgente envie d’utiliser une IA car mon manque de dopamine (que j’acquiers volontiers en regardant différentes vidéos de 30 à 45 secondes max de petits chatons tout mignons tout pleins) se fait sentir, MAIS ce besoin ne peut faire le poids face à cet autre besoin urgent de vous partager une facette des personnages bibliques et du Christ qui me passionne et m’interpelle.
Pourquoi les générations qui nous ont précédés ont trouvé important de nous transmettre ces histoires douteuses, qui peuvent nous ébranler dans ce que nous croyons juste et bon de faire ? Je suis convaincu que si un récit traverse les siècles, c’est qu’il contient en lui des clés de lecture précieuses pour la réalité que je traverse aujourd’hui.
Le trickster sacré, ce n’est pas simplement quelqu’un qui transgresse. C’est quelqu’un qui transgresse au nom d’une vérité plus haute. Qui sait que la loi sans esprit est stérile, et que parfois, la seule manière d’accomplir la justice, c’est de prendre un détour, un détour qui ressemble à une trahison, un mensonge ou une manipulation, mais qui révèle ce que le système ne peut pas contenir par lui-même.
Ce n’est pas la morale qu’il rejette : c’est le moralisme sans vie, la règle sans horizon, la structure sans amour.
Et ce motif, on le trouve très tôt dans la Bible, dès la Genèse. Il y a là quelque chose de profondément choquant, et en même temps profondément révélateur.
Genèse 38 nous présente Tamar, une femme veuve par deux fois. Elle a été donnée par Juda à ses fils, mais les fils meurent. Juda refuse de lui donner le troisième. Alors Tamar se déguise. Elle se fait passer pour une prostituée. Elle attend son beau-père sur la route. Il ne la reconnaît pas. Il couche avec elle. Elle tombe enceinte.
Quand on l’accuse, elle ne dit rien. Elle montre simplement le bâton, le sceau et le cordon de Juda. Et c’est lui qui doit avouer.
« Elle est plus juste que moi. »
— Genèse 38,26.
Et cette histoire ? Elle entre dans la généalogie du Christ. Matthieu 1. Elle est là. Tamar, la rusée. Tamar, la déguisée. Tamar, la « pécheresse juste ».
Est-ce que la Bible excuse la ruse ? Non. Mais elle la sanctifie quand elle sert la vie, la justice, la continuité de la promesse. Tamar, en se déguisant, en inversant l’ordre établi, oblige le monde à accomplir ce qu’il refusait de faire. Sa ruse ne détruit pas l’ordre : elle le restaure.
Un peu plus tôt encore, dans Genèse 27. Jacob. Il se déguise en Ésaü. Il ment à son père. Il usurpe la bénédiction. Littéralement, il triche. Il trompe. Et pourtant, c’est lui que Dieu choisit. C’est lui qui devient Israël. C’est lui qui porte la promesse.
Ce n’est pas que la ruse est célébrée pour elle-même. C’est qu’elle est liée à une faim. Jacob veut la bénédiction. Il la veut plus que tout. Et il est prêt à lutter, fuir, souffrir, travailler des années pour l’obtenir.
Il y a chez Jacob quelque chose de profondément dérangeant : il ne respecte pas les formes, mais il cherche le cœur. Et Dieu l’honore. Ce n’est pas l’apparence qui fait la vérité, c’est le désir qui transperce le mensonge.
Jacob ruse, mais sa ruse est au service d’un appel intérieur plus grand. Et c’est peut-être ça, le point commun entre Tamar, Jacob… et celui vers qui tout converge.
C’est avec Jésus-Christ que la figure du trickster sacré atteint son sommet. Parce que là, on n’est plus dans l’ambigu : on est dans le renversement total. L’ironie cosmique. Le retournement absolu. Dieu lui-même entre dans le monde qu’il a créé, sous une forme faible, fragile, cachée et il le retourne de l’intérieur. Il ne détruit pas la mort. Il l’absorbe en lui-même. Il ne nie pas le mal. Il le laisse se déchaîner sur lui, jusqu’à ce qu’il s’épuise et se brise de l’intérieur.
Le motif est là. Clair. Fulgurant. Le Christ entre dans la mort comme un acteur entre en scène. Il se fait passer pour faible, se laisse prendre, se laisse frapper, se laisse condamner. Il se tait devant Pilate, il n’ouvre pas la bouche. Tout le monde croit qu’il a perdu. Qu’il est fini.
Mais c’est par cette mort acceptée que la mort est vaincue. Ce n’est pas une erreur. C’est un piège.
« S’ils avaient su, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire. »"
— 1 Corinthiens 2:8
Ils ont cru gagner. Ils ont cru le piéger. Mais c’était lui qui les piégeait.
Il meurt. Il descend aux enfers. Et là, dans les entrailles de la mort, il arrache les clés, il ouvre les portes, il vide les prisons.
Le Christ s’incarne dans la chair, dans le peuple d’Israël, sous l’Empire romain, dans un monde saturé de lois, de rituels, de règles, de structures étouffantes. Il ne les attaque pas de l’extérieur. Il les prend à revers. Il les subvertit par l’intérieur.
Il guérit le jour du sabbat. Il parle avec des femmes, des païens, des prostituées. Il touche les lépreux, fréquente les pécheurs, pardonne ce qui ne devait pas être pardonné.
Et toujours, il ne casse pas la Loi : il révèle son fondement, il la ramène à son cœur, il la retourne comme un gant pour en montrer l’intérieur. Il fait tout ce qu’un « bon religieux » ne doit pas faire et pourtant, il est la Loi vivante.
Mais le sommet du trickster sacré, c’est la croix. La croix, c’est l’instrument du supplice, de la honte, de l’échec. C’est la pire chose que le monde puisse faire à un être humain. C’est là que l’Empire, la religion, la foule, l’humanité tout entière disent : « Non. Tu ne passeras pas. »
Et c’est précisément là que Dieu dit : « C’est ici que j’accomplis tout. »
La croix devient l’arme du salut. L’instrument de l’injustice devient le lieu de la justice parfaite. Ce qui devait être la défaite devient la victoire.
La mort elle-même est utilisée contre elle.
Le péché lui-même est utilisé contre lui.
Le système est infiltré et renversé depuis son point le plus solide.
C’est ici qu’il faut bien faire attention. Jésus ne triche pas. Il ne manipule pas pour fuir. Il ne détourne pas pour éviter. Il entre dans la souffrance à plein pot, il assume le poids du monde, il traverse ce que nous évitons toutes et tous. Mais il le fait avec une sagesse cachée. Une stratégie divine. Un plan plus profond que ce que les apparences montrent.
Le trickster sacré, c’est celui qui obéit sans être esclave.
C’est celui qui subvertit sans se corrompre.
C’est celui qui retourne les forces du mal sans devenir mal lui-même.
Alors pourquoi parler de tout ça dans le cadre d’une discussion sur la triche dans le jeu vidéo ? Parce qu’il me semble qu’il y a, dans certaines formes de triche, ou plutôt de transgression lucide des mécaniques du jeu, quelque chose qui rejoue symboliquement le motif du trickster sacré.
Je ne parle pas ici de « mettre un code pour avoir toutes les armes » juste pour dominer le jeu sans effort. Je parle de ces moments où le joueur refuse le chemin prévu, exploite une faille, passe à travers un mur, modifie l’usage prévu d’un outil, court-circuite un script, non pour détruire le jeu, mais pour ouvrir une possibilité que le jeu n’avait pas anticipée. Et parfois, le jeu réagit avec joie. Il ne punit pas. Il reconnaît la subversion et la bénit.
Il y a là un parallèle troublant : comme Tamar, comme Jacob, comme le Christ, certains joueurs embrassent la limite pour la contourner, contournent la règle pour en révéler la faille, détournent la structure pour en manifester le cœur caché. Ce n’est plus une question de « triche » au sens moral, mais de ruse créative, infiltration symbolique, redirection narrative.
Je pense aux speedrunners qui traversent les murs pour finir un jeu en trois minutes, révélant les coutures invisibles de l’univers numérique. Je pense à ces jeux qui intègrent eux-mêmes la triche comme une clef de lecture comme dans Undertale ou Portal. Le joueur devient le perturbateur du système, le révélateur de ses limites, parfois même le sauveur involontaire d’un monde scripté qui ne sait plus évoluer.
Dans ces cas-là, le joueur ne « triche » pas : il discute avec le système, il joue avec ses lois pour les révéler autrement, comme le Christ joue avec la Loi, non pour l’abolir, mais pour l’accomplir.
Ça me fait comprendre que Dieu ne joue pas selon les règles de surface. Qu’il ne rentre pas dans nos systèmes de bien et de mal en bloc, mais qu’il les travaille de l’intérieur, les tord, les fissure, les renverse, pour y faire jaillir la vérité.
Et surtout, ça me permet de voir le Christ non comme une victime passive, mais comme un stratège absolu.
Un roi déguisé en esclave, un lion déguisé en agneau, un Dieu déguisé en condamné, qui piège la mort avec ses propres armes.
Il n’est pas venu « gagner » à notre manière. Il est venu jouer un autre jeu, avec d’autres règles, pour ouvrir une porte que personne ne pouvait forcer. Il a exploité les bugs du monde, ses failles cachées, ses contradictions internes, et c’est en acceptant de perdre volontairement qu’il a retourné le système pour nous faire entrer dans sa victoire.
Et ça, pour moi, c’est plus qu’une belle histoire. C’est un changement de regard sur toute la structure du monde.
Trickster, en anglais, désigne un trompeur rusé, et l’équivalent français pourrait être filou ou roublard, mais le terme anglais garde une nuance de stratège que j’apprécie. ↩︎